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Notre analyse

02 - What's the solution?

Apparition de « plateformes coopératives »

 

Depuis une petite dizaine d’années, en marge de la tendance lourde représentée par les plateformes collaboratives orientées vers le profit pour leurs actionnaires, des producteurs, des travailleurs et des utilisateurs, un peu partout dans le monde, ont commencé à s’allier pour développer leurs propres outils numériques, dans l’idée de satisfaire prioritairement un besoin commun, selon un modèle « pair-à-pair », de rémunérer correctement le travail et de se partager les éventuels bénéfices de façon équitable : voici venues les plateformes collaboratives coopératives.

 

A l’international, on peut citer les exemples de Resonate à Berlin (offrant un service de diffusion de musique en ligne, cette plateforme appartient tant aux artistes qu’à ses utilisateurs) ou bien de la photothèque Stocksy au Canada (aux mains des artistes qui y vendent leurs photos), ou encore Union Taxi, la première coopérative de taximen à Denver, aux Etats-Unis.

En Belgique, et à Bruxelles en particulier, on voit également apparaître des initiatives de ce type, mais elles en sont seulement, pour la plupart d’entre elles, au stade du lancement.

 

Quelle valeur ajoutée sociétale les plateformes coopératives revendiquent-elles ?

 

Sur le plan économique, ces plateformes entendent générer une valeur ajoutée orientée vers les usagers. L’objectif est d’organiser la réponse aux besoins des usagers, avec un prélèvement de valeur strictement limité à ce qui est nécessaire pour financer le développement et la pérennité de l’entreprise.

Sur le plan social, la volonté est d’offrir aux personnes valorisant leur travail sur ces plateformes une protection sociale ainsi qu’une rémunération correctes tout en veillant à respecter l’esprit et la lettre des lois, et, dans la poursuite de leur idéal de solidarité, en assumant leur responsabilité fiscale.

 

Sur le plan environnemental, elles recherchent directement un impact positif se concrétisant par la diminution de déplacements carbonés, ou par une économie sur le prélèvement de ressources naturelles.

 

Les plateformes coopératives et les travailleurs de l’économie collaborative

 

  • Pourquoi les plateformes coopératives sont-elles aussi sensibles au sort des travailleurs ?

La rémunération symbolique, l’exigence d’hyper-flexibilité et la protection sociale inexistante qui sont habituellement réservées aux travailleurs de plateforme invitent naturellement tout défenseur d’une alternative plus responsable à faire mieux sur ce plan.

 

Le modèle coopératif étant par ailleurs lui-même porteur des valeurs de responsabilité sociale et de solidarité, il est assez logique que les plateformes coopératives ne considèrent pas leurs travailleurs comme un facteur de coût inévitable et préjudiciable, qu’il convient sans cesse de tenter de réduire le plus possible.

 

  • Le corollaire de cette ambition vis-à-vis des travailleurs : un incitant à la différenciation

Mieux traiter ses travailleurs que les autres plateformes collaboratives, cela veut dire entre autres réserver davantage de ressources financières pour les rémunérer et leur assurer une protection sociale décente. Dès lors, puisque, justement, les plateformes collaboratives écrasent les coûts de main-d’œuvre pour rendre leur tarification attractive en vue de s’imposer sur un marché, les plateformes coopératives sont inévitablement, dès le départ, perdantes.

 

Ce constat doit inviter les plateformes coopératives à ne pas chercher à faire du mimétisme. Proposer un service identique, tout en payant mieux ses travailleurs et en étant moins cher qu’une plateforme collaborative déjà présente sur le marché, cela ne marchera pas.

 

Il y a donc un défi que les plateformes coopératives se donnent en termes de viabilité économique, qui doit les pousser, si elles veulent survivre, à développer leur créativité pour se différencier des plateformes existantes en termes de services et/ou de marchés.

 

En quoi ces plateformes sont-elles coopératives ?

 

On retrouve derrière ces initiatives les caractéristiques essentielles de l’entreprise coopérative, un modèle économique qui fait ses preuves depuis 175 ans. Les entreprises coopératives sont initiées par des personnes qui voient dans la création d’une entreprise la possibilité de répondre à un besoin qui n’est pas satisfait par le marché ou par l’état, ou alors qui est mal pris en charge.

 

Pour prendre un exemple très simple, des personnes vont participer au lancement d’une épicerie de produits frais et bios dans leur quartier, parce qu’aucun autre magasin ou supermarché ne leur propose ce genre de produits, ou alors à un prix qui n’est pas acceptable pour eux. Partant de cette idée, ils vont réunir le capital nécessaire en mettant en commun des moyens financiers. Et, une fois l’entreprise créée, assez logiquement, ils garderont la main sur la gestion du magasin, en tant qu’actionnaires-coopérateurs.

 

La même logique s’applique aux plateformes coopératives, si ce n’est qu’on peut rencontrer l’intérêt de plusieurs types d’usagers à la fois. La plateforme Resonate, par exemple, peut satisfaire le besoin des artistes d’être mieux rémunérés pour la diffusion de leur musique en ligne, et le besoin des amateurs de musique de télécharger de la musique sur une plateforme dans laquelle ils ont confiance, et qui leur garantit à la fois qualité d’écoute, sécurité de téléchargement et rémunération décente des auteurs.

 

Pour résumer, donc, les plateformes coopératives appartiennent et sont gérées par les personnes qui en sont les utilisateurs réguliers.

 

On retrouve donc dans ces entreprises coopératives d’un nouveau genre une série d’éléments qui constituent l’ADN de toute entreprise coopérative. On a déjà parlé de la mise en commun de moyens financiers, et de la gouvernance démocratique de l’entreprise par ses usagers. Mais il y en a d’autres, comme l’affectation prioritaire des éventuels bénéfices à la pérennité de l’entreprise, car elle prend en charge un service répondant au besoin commun des « pairs », ou encore l’ouverture de l’entreprise à faire rentrer dans son capital toute personne qui n’était pas là lors de la création de l’entreprise, mais qui partage le même besoin et les mêmes valeurs.

 

Ces initiatives posent les bases d’un entrepreneuriat coopératif 2.0. qui revisite de façon moderne les principes et valeurs de la coopération promus par l’Alliance coopérative internationale, la coupole mondiale du mouvement coopératif.

 

 

Attention, toutefois : plateforme coopérative ne veut pas nécessairement dire société coopérative, au sens juridique du terme. La nature de ces initiatives s’accommode effectivement parfois difficilement des contours traditionnels des formes juridiques de société disponibles en Europe ou ailleurs, en raison notamment du caractère virtuel et potentiellement transfrontalier d’une plateforme informatique.

 

En quoi ces plateformes sont-elles collaboratives ?

 

Cette question nous ramène au sens qu’il convient de donner au mot « collaboratif/collaborative ». Dans l’acception qui est devenue courante aujourd’hui dans la locution « économie collaborative », le terme « collaboratif/collaborative » renvoie à une forme de transaction qui s’effectue directement entre des personnes, entre « pairs » (1), ayant un intérêt dans cette transaction, et sans intermédiaire. Mais c’est un leurre de parler de transaction « sans intermédiaire ». Car même si cette nouvelle manière de faire du commerce tend à désagréger la chaîne habituelle des intervenants et diminuer drastiquement le nombre d’intermédiaires en jeu, la plateforme rend précisément un service d’intermédiation. Quoiqu’elles s’en défendent, le principal service rendu par les plateformes, c’est de servir d’intermédiaire. Dès lors le « collaboratif » pur n’existe pas, sauf entre deux personnes, deux voisins par exemple, qui s’échangent des biens ou des services réellement sans aucun intermédiaire.

 

En réalité, les plateformes dites collaboratives jouent donc bien un rôle d’intermédiation, mais elles veulent le jouer avec un minimum d’intervention, hors la mise en relation, afin de limiter au maximum les tâches à réaliser (et les coûts qui y sont liés) et les risques (et les coûts qui y sont liés). Elles revendiquent l’étiquette « collaborative » pour des raisons de marketing, et pour se profiler comme des acteurs innovants, au service de leurs usagers.

 

Quant aux plateformes coopératives, elles entendent le plus souvent jouer et assumer un rôle clair d’intermédiaire, et permettre par exemple à des taximen de rencontrer leurs clients, ou à des musiciens de vendre leurs chansons en ligne à des auditeurs prêts à les acheter, le tout, chaque fois, dans des conditions légales, éthiques et équitables.

 

La question de savoir si les plateformes coopératives sont collaboratives ou non revêt dès lors très peu d’importance. Tout dépend du sens que l’on donne à « collaboratif/collaborative ». En principe, est collaboratif ce qui favorise la mise en commun, le partage. Collaborer, c’est agir, travailler ensemble. Dans l’économie dite collaborative, les « pairs » sont certes appelés à « collaborer », mais, premièrement, la collaboration ne se fera pas nécessairement sur des bases équitables, et, deuxièmement, il ne s’agit pas d’une relation bilatérale, mais d’une relation triangulaire dans laquelle le troisième larron, la plateforme, joue un rôle ambigu, à savoir qu’il prétend ne jouer qu’un rôle « light » de pure mise en relation, alors qu’il joue en réalité un rôle beaucoup plus « heavy », rôle qui consiste d’ailleurs précisément en partie à faire que la « collaboration » ne soit pas équitable. Et voilà que la collaboration devient exploitation … Les pratiques des plateformes dites collaboratives ont pour résultat que le mot finit par signifier son contraire ! En son sens premier, et tout de même le plus courant, « collaboration » a pour synonyme aide, partenariat, participation, association, et … coopération. Au sens premier donc, toutes les plateformes qui se veulent réellement collaboratives devraient être en même temps coopératives !

 

Donc, les plateformes coopératives sont collaboratives ou pas, selon le sens que l’on donne au mot. Par contre, l’appellation de plateforme est tout à fait justifiée et sans aucune ambiguïté dans la mesure où ce sont bien des outils numériques destinés à faciliter la rencontre de l’offre et la demande, ou bien destinés à organiser le partage d’un ou de plusieurs biens.

 

Et en se définissant comme des « plateformes coopératives », ces initiatives prennent le contrepied des plateformes dites collaboratives, et démontrent qu’il est possible d’entreprendre dans l’environnement numérique, en profitant des opportunités qu’offre la technologie, tout en tenant compte des défis sociaux, environnementaux et financiers actuels. Et cela, c’est ce qui est important.

 

Ces plateformes coopératives ne sont-elles pas une goutte dans l’océan ?

 

Si elles restent isolées et de taille modeste, oui, sans aucun doute. Mais quelques acteurs de la société civile ont remarqué leur initiative, et essayent de leur apporter du support, de les mettre en réseau, et de favoriser l’émergence de nouvelles plateformes coopératives.

 

Ainsi, le professeur Trebor Scholz, réunit à New York depuis 2015 tous les acteurs qui s’intéressent au développement de plateformes coopératives. Ces acteurs ont créé un consortium international œuvrant à la promotion du « coopérativisme de plateforme » (2) et au partage de savoirs et d’outils facilitant l’émergence de projets concrets. Ce consortium compte déjà parmi ses membres des acteurs tels que la P2P Foundation, le Massachussetts Institute of Technology, ou, pour la Belgique, Smart, SAW-B et Febecoop.

 

Dans la foulée, des plus petits consortiums ont vu le jour à l’échelle des villes européennes, à Barcelone, à Berlin ou à Bruxelles, et ont mené différentes actions pour sensibiliser à l’importance de la thématique, et soutenir les entrepreneurs de plateformes coopératives.

 

La plupart des plateformes coopératives n’ont sans doute pas nécessairement vocation, et encore moins les moyens, de devenir la norme. La position dominante qu’ont acquise certaines plateformes collaboratives semble difficile à contester. Par contre, portées par des entrepreneurs visionnaires, des plateformes coopératives, même modestes quant à la taille, en plus grand nombre pourraient avoir deux vertus. Tout d’abord, elles pourraient incarner une alternative plus responsable, accessible aux usagers en quête d’une économie qui fait sens. Ensuite, elles pourraient influer sur les normes règlementaires. En faisant la démonstration qu’il est possible d’entreprendre dans l’environnement numérique en respectant les droits des travailleurs et en développant des pratiques éthiques vis-à-vis des consommateurs ou des autres acteurs du marché, les plateformes coopératives peuvent prétendre influer sur les normes règlementaires et contribuer à encadrer davantage les plateformes collaboratives. Et rien n’empêche de rêver à la possibilité que l’une ou l’autre d’entre elles n’acquièrent une place et un poids considérables.

(1) “Peer-To-Peer”, en abrégé P2P, dit-on en anglais.

(2) Platform Cooperativism Consortium, https://platform.coop/

How to develop?

Les plateformes coopératives ne sont pas épargnées par le défi de trouver un modèle économique viable. Il y a un profond changement de paradigme à opérer pour ceux qui veulent développer leur plateforme. Et c’est précisément dans l’ADN de l’entrepreneuriat coopératif que les alternatives doivent aller puiser pour faire émerger des entreprises numériques responsables...