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Décembre 2018

Les plateformes coopératives, une alternative qui fait son chemin à Bruxelles

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Si au regard du taux de pénétration des plateformes collaboratives plébiscitées par le grand public, l’impact des projets de plateformes coopératives demeure à ce stade relativement anecdotique, leur démarche témoigne d’un niveau d’ambition qui l’est beaucoup moins. Surtout, elle converge avec une tendance de fond, visant à développer une alternative plus sociale et plus durable à l’économie de plateforme « low cost » qu’on voit déferler dans plusieurs pays.

 

Les dérives de l'économie de plateforme capitaliste

 

Pas une semaine ne se passe sans l’annonce du lancement d’une nouvelle plateforme d’économie dite collaborative, alors même que les plus emblématiques de ces plateformes telles qu’Uber et Deliveroo ont dévoilé les limites du modèle économique sur lequel elles reposent. Ces plateformes bousculent le marché de l’emploi et dérégulent les secteurs d’activité dans lesquels elles se développent. Si elles proposent un service qui semble attractif pour l’utilisateur, force est de constater que le bilan collectif est négatif, tant sur le plan économique et social qu’environnemental.

 

Se targuant de ne remplir qu’une fonction d’intermédiaire, ces plateformes se défaussent en effet de leur responsabilité entrepreneuriale. Elles tendent à esquiver les normes réglementaires ou éthiques imposées aux acteurs du marché sur les territoires où elles opèrent, en particulier sur le plan de la législation sociale et des conditions de travail. Les personnes travaillant via ces plateformes n’ont par conséquent souvent droit qu’à une protection sociale minimale et à une rémunération symbolique. La question du statut de ces travailleurs et celle de la responsabilité des plateformes fait actuellement débat. Des juges des quatre coins du monde sont amenés à trancher l’existence, ou non, d’un lien de subordination entre un travailleur et une plateforme. Dernière exemple en date : l’arrêt de la Cour de cassation française de ce 28 novembre 2018 qui, pour la première fois, s’est prononcée en faveur de la requalification d’un contrat liant un livreur autoentrepreneur à la plateforme collaborative Take Eat Easy (laquelle a fait faillite en juillet 2016). En Belgique, on attend avec impatience les résultats de l’enquête lancée début 2018 à l’initiative du ministre de l’Emploi, Kris Peeters sur le statut des travailleurs de la plateforme de livraison de repas à domicile Deliveroo et le respect, par cette dernière, du droit du travail.

 

Sur le plan économique, ces plateformes s’invitent dans les relations de partage et d’échange de services entre usagers pour se ménager des revenus disproportionnés au regard de ce rôle d’intermédiaire qu’elles entendent jouer. La valeur créée est « captée » et délocalisée au profit d’investisseurs spéculatifs, sans considération pour l’apport des usagers dans la création de cette valeur. Profitant de failles ou de flous législatifs, ces plateformes introduisent aussi une forme de concurrence déloyale dans des secteurs où d’autres acteurs doivent se conformer à des règlementations strictes (comme par exemple les chauffeurs de taxi ou l’hôtellerie).

 

D’un point de vue environnemental, bien que l’économie collaborative ouvre des perspectives prometteuses en encourageant de nouveaux modes de consommation collaboratifs (à savoir principalement l’usage de biens plutôt que leur possession), la réalité semble souvent tout autre. Des chercheurs s’étant penchés sur la question de l’impact environnemental de l’économie collaborative mettent en effet en garde : « L’observation du fonctionnement de plateformes d’échange et d’intermédiation invite à la prudence, car de nombreux mécanismes contre-intuitifs peuvent aboutir au résultat inverse ». 1 L’efficacité environnementale n’est en effet pas toujours recherchée de manière prioritaire par les propriétaires de plateformes qui cherchent avant tout la maximisation de leur profit. L’économie collaborative peut par conséquent contribuer au phénomène d’hyperconsommation ou privilégier l’usage de la voiture au détriment des transports en commun.

 

Le mouvement Platform Cooperativism : de NY à BXL

 

Une expression spécialement dédiée à l’alternative coopérative dans le champ de l’économie collaborative  (« Le coopérativisme de plateforme » ou « platform cooperativism ») est apparue en 2014 lorsque Trebor Scholz, professeur à la New School of New York, a publié un article intitulé « Les plateformes coopératives vs L’économie collaborative ». Comme l’explique Lieza Dessein, « le mouvement Platform Cooperativism cherche à fédérer les activistes, les milieux académiques, les politiciens, entreprises et mouvements sociaux qui œuvrent au quotidien à la construction d’un monde digital mieux régulé. Il s’est donné pour objectif de rassembler les voix de ceux qui proposent des alternatives afin qu’ensemble ils puissent constituer une force de proposition d’un nouveau paradigme économique et social. »2

 

Ce mouvement trouve écho également à Bruxelles où, comme on l’a vu en introduction de cet article, une génération de plateformes coopératives commence à émerger. Elles se développent dans des secteurs variés tels que la mobilité durable, le partage d’objets, l’accès à des services de la vie quotidienne ou encore à une alimentation saine et de provenance locale.  Ces plateformes tablent sur le modèle coopératif en invitant les différentes parties prenantes (usagers, travailleurs, prestataires de services,…) à s’impliquer dans le financement et dans la gestion de l’entreprise dont ils deviennent copropriétaires.

 

En outre, en s’inscrivant généralement dans une logique locale ou multi-locale, ces plateformes concentrent leurs efforts sur la manière de répondre aux besoins réels des communautés locales et se dissocient de la quête d’universalité et de domination du marché que partagent les plateformes capitalistes. Cette manière d’entreprendre leur permet d’être pleinement orientées vers la satisfaction des besoins et des aspirations de leurs coopérateurs et d’assumer de la sorte une position qui va au-delà de la simple mise en relation. Il en résulte une plus grande valeur ajoutée, qui est réinjectée dans la coopérative et répartie de manière plus juste entre les différentes parties prenantes à la plateforme.

 

L’impact positif de ces plateformes alternatives se vérifie à trois niveaux :

 

Sur le plan économique, en générant une valeur ajoutée orientée vers les usagers. L’objectif est d’organiser la réponse aux besoins des usagers, avec un prélèvement de valeur strictement limité au nécessaire pour financer le développement et la pérennité de l’entreprise.

 

Sur le plan social, en ayant l’ambition d’offrir aux personnes valorisant leur travail sur ces plateformes une protection sociale et une rémunération correctes. En respectant l’esprit et la lettre des lois, et, dans la poursuite de leur idéal de solidarité, en assumant leur responsabilité fiscale.

 

Sur le plan environnemental, en recherchant directement un impact positif se concrétisant par la diminution de déplacements carbonés ou par une économie dans le prélèvement de ressources naturelles.

 

Platform Coop Brussels : quatre missions pour un mouvement qui démarre

 

C’est dans ce contexte, et en écho au consortium international Platform Coop, que SMart, Saw-B et Febecoop se sont alliés fin 2017 pour lancer le projet Platform Coop Brussels et inscrire Bruxelles dans un mouvement qui tend à se déployer de manière multi-locale, en écho à la logique d’intervention des plateformes coopératives. Ce projet, qui bénéficie du soutien financier de la Région de Bruxelles-Capitale, a pour ambition de donner forme, à Bruxelles, à un écosystème favorable à l’émergence et au développement de projets concrets de plateformes coopératives.

 

Le « Coopérativisme de Plateforme » reste une démarche encore très expérimentale3. Comme le soulignent Lieza Dessein et Chairi Faini « un changement de paradigme économique demandera du temps et de la patience. Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre ce changement structurel. Si nous voulons réussir, nous devrons continuer à organiser le mouvement en renforçant sa narration et nos réseaux émergents. En outre, nous devrons faire preuve de patience et apprécier la complexité de ce que nous cherchons à réaliser »4.

 

Les partenaires de Plateform Coop Brussels se sont dès lors donné pour première mission d’informer sur le « coopérativisme de plateforme » afin de sensibiliser l’écosystème, les entrepreneurs et les citoyens bruxellois au fait qu’une alternative aux plateformes hégémoniques telles qu’Uber, Deliveroo ou Airbnb est possible. Cette information doit par ailleurs s’accompagner du développement d’outils spécifiques à la réalité des plateformes coopératives. Platform Coop Brussels entend à cette fin détecter les besoins des porteurs de projets, les connecter avec les structures d’accompagnement et, le cas échéant, développer des outils et des partenariats avec ces structures.

 

Platform Coop Brussels vise également à fédérer le secteur en soutenant les initiatives existantes et en formalisant un réseau de porteurs de projet dans la Région de Bruxelles-Capitale mais également au niveau européen. Une collaboration a déjà été amorcée avec Paris, Berlin et Barcelone qui voient elles aussi émerger une alternative coopérative dans le champ de l’économie collaborative. Afin d’offrir aux porteurs de projet bruxellois l’opportunité de découvrir la dynamique « Platform Cooperativism » dans ces villes, de rencontrer des projets similaires, de s’en inspirer voire même d’impulser des démarches de coopération et des mutualisations, Platform Coop Brussels organise les 13 et 14 mars prochain une première résidence croisée à Barcelone. Une résidence du même type sera organisée à Berlin en juin 2019. Ces différents chantiers aboutiront sur l’organisation d’une conférence d’envergure européenne, à Bruxelles, en octobre 2019.

 

La voie coopérative: une approche multipartite au service de la viabilité des plateformes

 

Pour parvenir à leurs fins, les plateformes qui tablent sur le modèle coopératif invitent leurs usagers à s’impliquer tant dans le financement que dans la gestion de leur entreprise, et s’assurer ainsi que celle-ci reste bien orientée vers la satisfaction de leurs besoins et de leurs aspirations de nature économique, sociale ou environnementale.

 

Comme précédemment souligné, les bénéfices de cette approche sont multiples : contrôle de l’entreprise par les usagers, design et fonctionnalités adaptées à leurs besoins, tarification des services et conditions de travail plus conformes à leurs attentes.

 

Mais l’approche coopérative se manifeste aussi dans les fondamentaux du modèle économique de ces plateformes, orienté vers la viabilité et le respect de la capacité financière de chacun. Ainsi, là où les plateformes collaboratives organisent le partage de biens appartenant à autrui et s’appuient sur les outils numériques pour entretenir l’illusion d’une relation exclusivement horizontale entre usagers, les plateformes coopératives assument une position d’intermédiaire fort. Une plateforme de partage de biens commencera par exemple par faciliter l’acquisition du bien par un usager ou acquerra elle-même les biens auxquels les usagers souhaitent avoir accès, avant d’en organiser le partage.

 

Le recours au numérique peut jouer un rôle dans cette mutualisation et augmenter l’efficacité de l’entreprise coopérative, mais il n’est en aucun cas utilisé par l’entreprise pour se désengager de la relation entre tiers.

 

Cette position d’intermédiaire assumé emporte un bénéfice important : il existe une plus grande corrélation entre les services rendus par la plateforme et le prix demandé en contrepartie. Cette corrélation est favorable à la création d’un lien fort entre l’entreprise et ses usagers, qui s’estiment être dans une relation économique « juste ». Il y a là les ferments d’une relation fidèle de longue durée, bénéfique pour la pérennité de l’entreprise.

 

Cette logique de la mutualisation, de la copropriété de l’entreprise, des biens et des outils qu’elle utilise, peut aussi s’appliquer au traitement des données personnelles. Plutôt que de les exploiter sans transparence pour générer des revenus complémentaires, les plateformes coopératives considèrent ces données personnelles comme un bien commun dont l’utilisation peut éventuellement contribuer à la viabilité de l’entreprise, mais de manière conforme et concertée avec les attentes des coopérateurs.

 

Enfin, nous constatons que les initiatives les plus porteuses sur le plan économique sont celles qui ont une vision large de la notion d’usagers. N’y a-t-il en effet pas intérêt à intégrer, au-delà des bénéficiaires directs de la plateforme, toutes les parties prenantes pouvant trouver une réponse adéquate à leurs besoins ? N’est-ce pas le sens profond de la coopération économique que d’associer dans un même projet entrepreneurial toutes les parties intéressées, même indirectement, par une activité économique donnée ? Ne gagnerait-on pas en sens et en viabilité économique d’inclure dans les plateformes les fournisseurs, les clients, les travailleurs et même des collectivités locales ?

 

Stéphanie Vrielynck (Smart) et Stéphane Boulanger (Febecoop)
Pour Platform Coop Brussels
Décembre 2018

Ce texte a d’abord paru sur le site de smart.be et est publié sous licence Creative Commons

 

Sources et ressources

Acquier, V. Carbone et D. Demailly, L’économie collaborative est-elle source de progrès environnemental ?, La Tribune, 30 juin 2016.
https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/l-economie-collaborative-est-elle-source-de-progres-environnemental-583472.html

Guillaume Compain, Plateformes : le choc des civilisations, SMart, éd. en ligne, 2017
https://smartbe.be/wp-content/uploads/2017/07/02-2017-plateformes2-5.pdf

Guillaume Compain, La coopérative multi-parties prenantes: une innovation sociale, SMart, éd. en ligne, 2017

Lieza Dessein, La technologie au service de la solidarité, SMart, éd. en ligne, 2017
https://smartbe.be/fr/comprendre/publications/education-permanente/la-technologie-au-service-de-la-solidarite/#.XBExvs1CegA

Lieza DESSEIN et Chiara FAINI, Zebras are Real and Move in Herds, éd. en ligne Platform Coop, 14 septembre 2018.
https://platform.coop/stories/zebras-are-real-and-move-in-herds

Trebor Scholz et Nathan Schneider, Ours to Hack and to Own. The Rise of Platform Cooperativism, a New Vision for the Future of Work and a Fairer Internet, New York, OR Books, 2016


1. A. Acquier, V. Carbone et D. Demailly « L’économie collaborative est-elle source de progrès environnemental ? », La Tribune, 30 juin 2016. https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/l-economie-collaborative-est-elle-source-de-progres-environnemental-583472.html

2. Voir Lieza Dessein, La technologie au service de la solidarité, éd. en ligne SMart, 2017
https://platform.coop/stories/zebras-are-real-and-move-in-herds

3. A Bruxelles, il existe une quinzaine d’initiatives actuellement actives ou en phase de l’être.

4. Voir L. Dessein et Ch. Faini, « A Disruptive Narrative Steering Digital Entrepreneurship Towards Solidarity» , 2018.