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Notre analyse

03 - How to develop ?

Réflexion globale sur les enjeux de viabilité économique pour les Plateformes coopératives au regard du modèle d’affaire des acteurs dominants du marché

 

A. Enjeu de la viabilité économique pour les plateformes coopératives

 

La recherche d’une réponse optimale aux besoins des usagers de l’entreprise structure véritablement la construction du modèle coopératif et lui confère toute sa robustesse. Or, pour pouvoir répondre adéquatement et dans la durée à ces besoins, il est évident que la capacité de la plateforme coopérative à atteindre une viabilité financière est primordiale. Or, cet équilibre implique des efforts d’autant plus importants que les plateformes coopératives entendent précisément rendre un service en respectant une éthique très souvent bafouée par des concurrents pour qui ces normes constituent juste des coûts qui contrarient leur impératif de maximisation de profit.

 

Mieux traiter ses travailleurs que les autres plateformes collaboratives, cela veut dire entre autres réserver davantage de ressources financières pour les rémunérer et leur assurer une protection sociale décente. Dès lors, puisque justement les plateformes collaboratives écrasent les coûts de main-d’œuvre pour rendre leur tarification attractive en vue de s’imposer sur un marché, les plateformes coopératives sont inévitablement, et dès le départ, perdantes.

 

En outre, contrairement à ses concurrents « classiques », les plateformes coopératives ne peuvent (et ne doivent) pas compter sur le soutien massif d’actionnaires prêts à financer une entreprise en perte dans la seule perspective d’une hypothétique sortie victorieuse à l’issue d’une lutte sans merci qui ne verrait qu’un seul concurrent rafler la mise et provoquerait une situation de monopole laissant la voie libre à des ajustements abusifs aux dépens d’utilisateurs devenus entretemps captifs.

 

 

Ces paramètres doivent inviter les plateformes coopératives à ne pas chercher à faire du mimétisme. Proposer un service identique, tout en payant mieux ses travailleurs ou en respectant davantage l’environnement et sans le soutien massif d’investisseurs « à risque », à l’évidence, cela ne marchera pas. Il y a donc un défi que les plateformes coopératives se donnent en termes de viabilité économique, qui doit les pousser, si elles veulent survivre, à développer leur créativité pour se différencier des plateformes existantes en termes de services et/ou de marchés.

 

Force est de constater qu’à l’échelle de notre périmètre de recherche, la majorité des plateformes coopératives ne sont pour la plupart pas (encore) rentables. Elles vivent grâce au bénévolat, à des subsides et au capital apporté par des communautés de coopérateurs « sympathisants » plus que véritables utilisateurs.

 

Les difficultés observées portent à la fois sur un handicap d’ordre financier que sur une incapacité récurrente à trouver un marché suffisant.

 

Difficultés financières :

  • beaucoup de projets sont lancés sur fonds propres, leurs ressources de départ étant dès lors insuffisantes pour développer une infrastructure informatique assez qualitative au regard de la concurrence des plateformes classiques,
  • le manque de trésorerie au démarrage de même que l’absence de rentabilité contraignent les porteurs de projet à se priver de rémunération. Il en résulte une motivation qui s’érode progressivement ou encore l’obligation de poursuivre le développement du projet « en mode mineur » en marge d’une activité professionnelle principale qui leur laisse peu de temps pour la start-up naissante.

 

Difficultés à trouver leur marché :

  • Projets qui visent des marchés déjà occupés par les plateformes classiques . Étant donné la caractéristique des externalités de réseau et la lutte féroce pour une position dominante qui en résulte, il est effectivement très difficile de se faire une place dans un environnement si concurrentiel.
  • Se pose également le défi de convaincre des utilisateurs déjà captifs de solutions collaboratives dominantes de la nécessité d’une alternative. Beaucoup de plateformes classiques jouissent effectivement d’une image encore « sympathique ». En cas de polémiques, leurs utilisateurs en sont souvent les meilleurs avocats.
  • Ces alternatives doivent trouver leur place dans des environnements dans lesquels la « gratuité » est souvent la norme.

 

B. Comment les plateformes collaboratives créent-elles de la valeur ?

 

Pour accompagner adéquatement l’émergence d’alternatives économiquement durables face aux acteurs dominants de l’économie collaborative, nous nous sommes efforcés au préalable de comprendre les stratégies mises en œuvre par ces dernières pour créer de la valeur. A partir de cet « état de l’art », nous commencerons par vérifier si ces stratégies exclusivement tournées vers la rémunération des investisseurs peuvent être activées dans une perspective de finalité tournée vers les utilisateurs, soit dans un esprit « coopératif ».

 

1) Les plateformes collaboratives combinent 6 mécanismes en les exploitant à l’extrême :

 

Mécanisme 1 : le crowdsourcing

Le crowdsourcing (ou production participative) est une stratégie économique qui consiste à utiliser les ressources (connaissances, savoir-faire, créativité, main d’œuvre, matériel/stock) d’un grand nombre de personnes pour réaliser, en « sous-traitance », certaines tâches ou fournir certains actifs habituellement supportés par l’entreprise elle-même. Ainsi, les plateformes collaboratives se dédouanent de contraintes lourdes mais contribuant directement à leur création de valeur, en les reportant sur leurs utilisateurs, alors que ces contraintes sont habituellement assumées par l’entreprise.

 

Cette pratique induit des avantages décisifs :

 

  • Réduction de coûts : le fait d’externaliser des ressources nécessaires à son fonctionnement représente pour l’entreprise une grosse économie. Concernant les ressources matérielles, c’est très clair : la charge financière de ces ressources est nulle pour la plateforme (Uber Eats ne met pas de vélos à disposition de ses livreurs, Airbnb n’est propriétaire d’aucun bien de son gigantesque parc locatif - et n’assume pas les charges de leur entretien, Blablacar ne supporte pas l'acquisition de voitures). En ce qui concerne la main d’œuvre, il y a là aussi une économie significative pour les plateformes collaboratives dans la mesure où le recours à des “freelances” les exonère du paiement de charges patronales, d’un cadre salarial contraignant (barèmes), du respect de périodes de préavis et permet une souplesse maximale dans l’ajustement des taux de rémunération. En d’autres termes, l’entreprise reporte sur le sous-traitant les effets négatifs des ajustements de l’activité et de la main-d’œuvre.
  • Transfert de la responsabilité liée à ces activités : il s’agit entre autre de la responsabilité de déclarer ou non ses revenus locatifs sur Airbnb ou de la responsabilité de légaliser son statut en tant que prestataire.
  • Accès à des technologies que l’entreprise ne maîtrise pas nécessairement.

 

Mécanisme 2 : la stratégie de la longue traîne

Cette pratique commerciale consiste à offrir un grand nombre de références de biens/services parmi lesquels les ventes réalisées sur les articles de “fond de catalogue” peuvent représenter une part non négligeable du chiffre d'affaires. Il s’agit d’une rupture apportée par la vente en ligne dans le modèle d’affaire de la distribution. De nombreux biens introuvables dans le monde traditionnel sont disponibles dans le monde numérique. Les plateformes collaboratives se sont emparées de cette opportunité : si l’entreprise ne doit ni acheter, ni produire ni stocker, il n’y a plus de limites dans son offre. Les ventes des produits et/ou services les plus sollicités sont ainsi complétés par de très importantes quantités de ventes additionnelles de références peu demandées.

 

Par ailleurs, la certitude pour l’utilisateur de toujours trouver ce qu’il cherche sur la plateforme induit un haut taux de fidélisation envers celle-ci.

 

Mécanisme 3 : marchés bifaces ou multi-faces

La plateforme agit comme agent de liaison entre deux (ou d’avantage) faces de marché acheteurs et vendeurs. Le principe est que les prix sur chaque face sont définis de sorte que l’une finance l’autre, le solde positif étant le profit de la firme (commissions, frais fixes).

 

Mécanisme 4 : l’appariement

Les marchés d’appariement sont ceux caractérisés par une grande hétérogénéité de l’offre par rapport à la demande et vice-versa. L’enjeu pour les plateformes est de réussir à se faire rencontrer vendeurs et acheteurs dans un contexte où les diversités d’offre et de demande réduisent les chances d’appariement. Les plateformes collaboratives répondent à ce défi par des algorithmes et des mécanismes de filtrage relevant d'ingénierie informatique sophistiquée.

 

Mécanisme 5 : la réputation

Si les plateformes veulent mettre en relation ceux qui ne se rencontreraient pas dans des marchés ordinaires, il est indispensable de créer la confiance entre demandeurs et offreurs. De là, les systèmes d’avis, notations, certifications et la pression exercée par les plateformes pour que leurs utilisateurs contribuent à ce climat rassurant en émettant des “reviews” favorables qui plus est.

 

Mécanisme 6 : les externalités de réseau et de standard

On parle d’externalités de réseau pour caractériser une situation économique dans laquelle le degré d’utilité qu’un individu peut retirer d’un bien (et donc sa valeur) dépend du nombre de personnes qui utilisent ce bien. Typiquement, la valeur d’un réseau dépend directement du nombre de ses membres.

On observe corollairement que lorsqu’un réseau devient dominant, il a tendance à verrouiller le marché en raison des coûts de changement pour passer d’un standard à un autre. Ce sont les externalités de standards.

Ces externalités poussent les plateformes à chercher une croissance rapide les amenant au plus vite à l’échelle critique. Le succès entraînant le succès, de manière parfois exponentielle, de ces nouveaux marchés sont souvent très concentrés. Le premier entrant, s’il est efficace, tend à une situation de monopole. « La dynamique de la concurrence pour les biens-réseaux peut transformer la concurrence sur le marché en une concurrence pour le marché. »

 

En corollaire de cette combinaison de mécanismes, un phénomène de « désintermédiation »

Les plateformes reportent une série des contraintes sur leurs utilisateurs (crowdsourcing) et génèrent du revenu en se positionnant comme simple intermédiaire informatique entre acheteurs et vendeurs. Mais, plus que ça, elles vont jusqu’à supprimer des intermédiaires externes potentiels amenuisant souvenant le champ des intervenants aux strictes composantes acheteurs et vendeurs. La plateforme se contente de mettre en relation de manière efficace grâce à la puissance de ses algorithmes. Cette désintermédiation permet à la plateforme de s’accaparer la majeure partie voire l’entièreté des revenus du service de mise en relation qui dans leur équivalent non-digitaux étaient répartis entre une série d’agents et autres intermédiaires.

 

2) Les plateformes collaboratives mettent en place des flux de revenus financiers spécifiques

 

  • Les revenus publicitaires : il s’agit de louer des espaces à des annonceurs à un prix qui sera d’autant plus élevé que l’audience de la plateforme est large et que les données personnelles récoltées permettent un profiling précis.
  • Le paiement des transactions : C’est le modèle le plus répandu. La plateforme prélève une part de la valeur créée pour rémunérer ses services d’intermédiation, et ce au moyen de commissions proportionnelles (un pourcentage de la transaction) ou fixes.
  • L’abonnement, la cotisation, le paiement ponctuel pour certaines fonctionnalités : dans le monde digital, il n’est pas simple d’obtenir le consentement à payer. Le modèle le plus courant consiste donc à offrir gratuitement les fonctionnalités de base (freemium) et à en faire payer des additionnelles (premium).
  • Produits dérivés et marchés internes : pour contourner le problème du consentement à payer, la plateforme peut offrir un accès gratuit à ses services et vendre des produits (souvent virtuels) dérivés. Le produit dérivé peut être une monnaie virtuelle propre que les utilisateurs doivent acheter pour effectuer certains paiements. La plateforme se rémunère sur un taux de change.
  • La commercialisation des données : l’utilisation de nos traces informatiques et leurs analyses est une pratique devenue hyper courante en marketing . Les plateformes détiennent énormément de données de ce type et un modèle d’affaires consiste à les commercialiser.

 

C. Est-ce une bonne idée de transposer ces pratiques aux plateformes coopératives ?

 

Les plateformes collaboratives sont-t-elles des exemples de rentabilité ?

La plupart des gros acteurs de cette nouvelle économie digitale sont encore déficitaires : fer de lance de cet écosystème, valorisé à 31 milliards de dollars, Airbnb indiquait à l’issue de l’exercice 2018 être en bénéfice pour la deuxième année d’affilée. Uber est quant à lui toujours déficitaire. Plusieurs paramètres expliquent ces mauvais résultats : la gratuité (ou du moins des tarifs qui se veulent attractifs, l’enjeu étant d’attirer rapidement un volume maximum d’utilisateurs), des investissements énormes, la concurrence effrénée qui règne sur ces nouveaux marchés.

 

C’est un paradoxe dans la mesure où ce modèle est à l’origine d’entreprises très puissantes (hyper médiatisation, investissements massifs, croissance rapide, valorisation boursière attractive, leaders de marché) qui bouleversent en profondeur tant nos modes de consommation que l’économie mondiale.

 

Comment expliquer ce paradoxe ?

Les particularités du modèle des plateformes collaboratives offrent à celles-ci des perspectives de croissance potentiellement énormes. Nous pouvons avancer des explications de trois natures :

 

1. Les atouts techniques des plateformes

  • Le caractère digital offre d’emblée aux plateformes l’accès à des marchés transnationaux et des conditions de réplicabilité idéales en sachant par ailleurs que l’appariement entre pairs est fortement facilité par des algorithmes d’une efficacité redoutable.
  • Le principe du crowdsourcing permet à l’entreprise de mobiliser facilement d’importantes ressources (stock, matériel, main d’œuvre)

 

2. Les contraintes qui orientent leur développement et influencent leurs marchés

Les externalités de réseau contraignent naturellement les plateformes à maximiser la taille de leur communauté. En conséquence, leurs marchés sont, pour ainsi dire, « réservés » à quelques gros acteurs en situation d’oligopole (voire de monopole) ce qui leur laisse les coudées franches pour organiser leur croissance dans un climat concurrentiel qui n’en est pas moins extrême.

 

3. Des perspectives attractives pour certains investisseurs

Cette perspective de possible conquête d’une (très) grosse part de gâteau est attractive pour les investisseurs spéculatifs. En sachant qu’une fois une position dominante atteinte, il sera possible d’imposer des conditions d’utilisation plus rentables dégageant ainsi d’importantes marges de profit, cela aux dépens de ses utilisateurs.

 

L’économie coopérative pourrait-elle faire émerger des entreprises plateformes en faisant recours aux mêmes stratégies ?

 

Les fondamentaux idéologiques du modèle coopératif excluent de facto plusieurs leviers et principes économiques activés par les plateformes collaboratives. Parmi d’autres, on peut pointer les arguments suivants :

  • En premier lieu le modèle coopératif ne peut s’accommoder de stratégie économique sous-tendue par l’obligation de monopole et impliquant donc des tensions concurrentielles extrêmes voire déloyales.
  • La revente de données personnelles sur le dos des utilisateurs, sans leur consentement conscient, ceci à des fins de maximisation de profit pour les actionnaires pose également problème.
  • Le modèle coopératif est entièrement tourné vers la satisfaction de ses membres et de ce fait « risk averse ». Par ailleurs, les principes coopératifs se traduisent par un plafonnement des dividendes. Il n’est donc pas envisageable de mobiliser du capital auprès d’investisseurs spéculatifs attirés par une maximisation de rendement.

 

Toutefois, certains principes sur lesquels les plateformes coopératives ont fondé leur succès peuvent inspirer l’économie coopérative mais qui ne sont pas leur apanage : mutualisation de ressources entre pairs dans une optique de rationalisation économique et écologique, économie du partage.

 

Et l’économie coopérative possède des avantages intrinsèques par rapport à l’économie collaborative qui, dans certaines configurations (on pense à des plateformes de petites tailles, locales ou très spécifiques) diminuent la dépendance de l’entreprise à certains mécanismes inévitables chez leurs homologues collaboratifs (appariement, réputation).

 

En conclusion, c’est inévitablement sur ses propres spécificités que le modèle coopératif doit capitaliser pour faire émerger des success stories sur le marché des plateformes.

 

 

Fiches techniques

Comment faire émerger une alternative coopérative dans le camp de l’économie de plateforme ? Quelles pistes de viabilisation économique pour ses entrepreneurs actuels et futurs...